Quelques réflexions sur le racisme. Maurice Duval

Dernière mise à jour : 10 janvier 2024Par Catégories : Débats

Quelques réflexions sur le racisme

Je commencerai mon propos par une analyse de la notion de « race » au fondement du racisme, avant d’examiner les mécanismes de ce système de pensée. Comment fonctionne-t-il ? J’en distinguerai deux formes : le racisme vulgaire et le racisme bienveillant. Ce dernier, susceptible d’être véhiculé à l’insu des locuteurs, est un pur élément idéologique. Enfin, avant de conclure j’interrogerai quelques expressions pièges du langage courant.

1) La notion de race.
De nombreux efforts ont été accomplis pour lui donner un caractère scientifique, car la rendre scientifique c’est la rendre incontestable. L’existence de plusieurs races permettrait d’affirmer la supériorité de certaines. Fort heureusement, cela n’a jamais abouti scientifiquement bien que le racisme continue de sévir.
Une des tentatives pour définir les différentes races a utilisé la couleur de peau. Mais pour rendre un objet scientifique, il convient d’en définir les limites, où ça commence et où ça se termine afin de savoir de quoi l’on parle exactement. Toutefois, ce n’est pas simple car si l’on prend le plus clair des Noirs, comparé au plus foncé des Blancs, on ne peut déterminer lequel est Noir et lequel est Blanc. Bien que la différence entre Noirs et Blancs soit patente, il demeure impossible de situer une limite rigoureuse entre les deux groupes.
Un autre essai s’est appuyé sur les mensurations. Je prendrai un exemple, mais il en existe de multiples, celui du docteur Pales et de son ouvrage intitulé Traité de raciologie comparative (1954). Il a comparé les dimensions des crânes pour obtenir les capacités crâniennes. Il a mesuré les statures, les bustes, les oreilles, les nez, etc., tout ce qui est mesurable. Il en a établi des tableaux, apparemment rigoureux et scientifiques et qui mettent en évidence les différences physiques des groupes étudiés. Il entendait ainsi démontrer l’existence de races et de sous-races (des subdivisions des races) à l’aide de différences physiques objectives. Apparemment, la démonstration semblait incontestable.
Je prendrai deux exemples (mais on pourrait les multiplier),
ceux de deux populations de l’Ouest africain dans l’actuel Burkina Faso : Les Mossi et les Gurunsi. Pour Léon Pales, ces deux groupes sont différents comme en attestent certaines de leurs caractéristiques physiques qu’il a constatées. Or, l’histoire des Gurunsi révèle qu’ils ont été envahis il y a environ trois siècles par des Mossi. Ceux-ci se sont intégrés et se sont mariés à des femmes Gurunsi. Ces conquérants ont adopté la langue et les coutumes des Gurunsi, ce qui les rend peu visibles à qui ne connaît pas l’histoire de ce groupe. De plus, probablement pour ne pas raviver les conflits du passé, l’histoire de ce groupe est tenue secrète. Les Gurunsi sont donc un mélange de population autochtone et de leurs anciens envahisseurs, les Mossi. Ce groupe n’est pas homogène et la thèse de Léon Pales s’écroule.
Une autre méthode, utilisée pour tenter de démontrer scientifiquement l’existence de races, se fonde sur le sang ; on a comparé des gènes, des rhésus sanguins, etc., pour tenter de les différencier. Or, Jacques Ruffier, biologiste, dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1972), nous dit qu’il y a peut-être eu des races humaines à la Préhistoire, mais qu’ensuite elles ont disparu à cause de l’influence « de la culture dans la constitution génétique des populations humaines ». Il souligne l’existence de mélanges, il évoque par exemple le cas des Touareg « avec un flux génique caucasoïde (…) La plupart des ensembles considérés comme homogènes, appartenant à une même race, sont en fait hétérogènes (…) de plus, ces différences géniques ont un caractère provisoire, elles varient avec le temps. Les hommes, écrit-il, se caractérisent par leur localisation géographique, et surtout par leurs cultures originales ». Biologiquement, les races humaines n’existent pas.

2) Quel est le processus à l’œuvre dans le racisme en acte ?
Le racisme est un système dont la finalité est de hiérarchiser les groupes humains. Il pose l’existence de plusieurs races, certaines étant considérées supérieures. L’existence supposée de « races supérieures » légitime la domination des « inférieures ». Elle fonde l’histoire des dominations, de l’esclavagisme, du travail forcé, de la colonisation, de la maltraitance et la subordination des immigrés, etc. Le racisme prend pour objet les Noirs, les Arabes, les Juifs, les Indiens, les Tziganes, etc., mais aussi les femmes et les minorités en général. Le racisme est un essentialisme, c’est-à-dire qu’il explique les différences par des natures supposées différentes. Et si ces différences sont naturelles, essentielles, elles sont irréversibles. Il convient donc de distinguer le discours dépréciatif conjoncturel et le structurel. Si l’épicier arabe vole ses clients parce qu’il est dans le besoin, ou parce que c’est un roublard, il n’y a pas de relation de cause à effet entre le fait qu’il soit Arabe et le fait qu’il vole ses clients. Le dénoncer ne relève pas du racisme. Par contre, s’il vole ses clients parce qu’il est Arabe, cela signifie que tous les Arabes sont des voleurs. Dans ce cas, l’épicier serait voleur par essence. Cet énoncé est évidemment raciste.
Ainsi, le racisme naturalise les différences avec à son paroxysme l’animalisation de l’Autre (cf. récemment le ministre israélien qui a qualifié les Palestiniens « d’animaux », légitimant ainsi que l’on pouvait [devait] les abattre).
J’ai fait circuler dans la salle un article du journal France soir daté de 1972, intitulé :
Nous ne savions pas qu’il était interdit de tuer les Indiens, plaident les accusés lors d’un procès en Colombie.
Lors d’un repas de Noël, des Colombiens ont aperçu un groupe d’Indiens qu’ils ont invité à dîner. Cependant, ils n’ont pas tardé à les massacrer, hommes, femmes et enfants, avant de jeter leurs cadavres avec leurs déchets alimentaires. Pourquoi ces Colombiens ont-ils pu massacrer de cette manière un groupe d’Indiens pacifiques ? Il n’est pas pensable qu’ils aient pu commettre ce massacre s’ils avaient imaginé avoir en face d’eux des humains, des alter ego. L’argument de leur défense au tribunal montre qu’ils les considéraient comme des animaux. Dans le cas de dominations extrêmes, le racisme devient une nécessité, un outil, dans la mesure où il rend capable de commettre des actes de barbarie. Il n’est pas possible de tuer un humain parce qu’il est Noir si je le considère comme un alter ego, pas plus que de le réduire en esclavage. Le racisme construit un processus mental qui permet la barbarie.
Ce processus peut être guidé par la haine de l’Autre (c’est le cas des fascistes), mais des suivistes peuvent agir de la même manière par manque de réflexion et par manque d’empathie.
Le racisme imagine l’Autre du côté de la nature (ce n’est pas un humain) et non du côté de la culture, car la nature il est légitime de vouloir la dominer, comme les animaux et les plantes.
J’ai évoqué l’Histoire des dominations au fondement du racisme, plus que les couleurs de peau, en voici une illustration. Observons la différence de racisme à l’égard des Marocains d’une part et des Algériens d’autre part. Au Maroc le protectorat, en Algérie la guerre de résistance armée pour l’indépendance, la torture, etc. Le caractère plus virulent du racisme à l’encontre des Algériens résulte de l’Histoire coloniale, de la différence des modes de colonisation. D’ailleurs, le racisme à leur égard en Espagne est plus modéré qu’en France, alors qu’il s’exerce avec force sur les Latino-Américains. Ici au contraire, les Latino-Américains ne sont pas l’objet d’un racisme virulent, parce que nous ne les avons pas colonisés à la différence de l’Espagne.
Je voudrais mentionner un exemple de hiérarchisation dans les représentations collectives des autres sociétés, dans la manière dont on les imagine. Quand on parle des Aztèques, des Incas, de la Chine impériale, de l’Égypte pharaonique, etc., on parle de « Grandes civilisations ». Par contre, vous ne verrez jamais évoquer la « civilisation pygmée », ou celle des Inuit, hormis dans des publications de sciences sociales. Comment expliquer ces différences ? Il s’avère que les sociétés qu’on qualifie de « Grandes civilisations » nous sont plus proches par leur mode de domination interne élaboré (auquel s’ajoute souvent une domination externe, la société incas était impérialiste, par exemple). Par contre, la civilisation des pygmées, elle, est éloignée de la nôtre : elle compte parmi les plus égalitaires de la planète…
J’aimerais démontrer maintenant le caractère social du racisme. Prenons le cas de deux couples qu’on appelle « dominos » :
1) Un Homme Blanc marié à une Femme Noire. L’homme est dominant en tant qu’homme, il l’est aussi en tant que Blanc. La femme est dominée en tant que femme et en tant que Noire. Schématiquement, nous avons : Dominant-Dominant marié à dominée-dominée. Il résulte de ce couple une sorte d’harmonie, ou d’équilibre, dans la domination. (DD/dd)
2) Le second couple se compose d’une Femme Blanche mariée à un Homme Noir. La femme, dominée en tant que telle, est dominante en tant que Blanche, l’homme est dominant en tant qu’homme et dominé en tant que Noir. Ici, la domination est dysharmonique, en déséquilibre : dominée-Dominante mariée à Dominant-dominé. (D-d/D-d) Dans ce cas, le rejet sera plus virulent qu’en ce qui concerne le premier couple. On voit bien dans cet exemple que la couleur de peau n’intervient pas puisque dans les deux couples, une personne est noire et l’autre blanche, et pourtant le rejet n’est pas identique.
Je vous invite à jouer avec une variable supplémentaire, la classe sociale. Amusez-vous à imaginer l’homme ou la femme PDG, femme de ménage, agent d’entretien, ouvrier, etc…

Quelle est cette nature dans laquelle on situe l’Autre ?
A) La Nature Naturante
Cette nature agit en puissance, à l’image de la forêt qui envahit un village abandonné. À terme, elle recouvrira ce qui hier était culture. La nature naturante relève du monde des instincts, des pulsions, c’est le monde du sauvage, du danger, de la violence et de la loi du plus fort. Dans une civilisation, cela est contrôlé, ici non (c’est la raison pour laquelle je me demande si le nazisme sous toutes ses formes, n’est pas une sortie de civilisation dans la mesure où ce système autorise la mise en acte des pulsions de mort et de viols, la barbarie).
Ce monde est celui du « mauvais sauvage », celui qui implique à la fois effroi et attraction. Attraction parce qu’il autorise les interdits sociaux, les meurtres et les viols. C’est ce que montre Freud dans Malaise dans la civilisation. Les êtres qui vivent dans cette nature doivent être dominés car ils sont potentiellement dangereux.
B) La nature dénaturée
C’est la nature aménagée, maîtrisée, comme un jardin à la française avec ses végétaux géométriques, dominés. Cette nature fascine, c’est le paradis perdu avec ses « bons sauvages », ces purs et innocents comme L’ingénu de Voltaire. Dans ce registre, on attribue des qualités positives aux « bons sauvages », c’est le discours de l’ethnologie-évasion. Ceux qui utilisent cette nature en parlant de l’Autre ne sont pas coupables, même si ce discours est raciste. Les locuteurs sont bienveillants à l’égard de ces Autres. On peut donc être raciste avec bienveillance, en véhiculant des idées racistes sans le savoir. Un exemple banal et souvent partagé : en voyant des Africains danser, beaucoup déclarent : « Ils ont ça dans le sang ». Dire cela, c’est essentialiser une différence, alors qu’il s’agit d’une particularité culturelle. Quand les femmes africaines dansent avec leur bébé de quelques mois collés au dos à l’aide d’un pagne, elles leur inculquent le sens du rythme. Comment ne pas le ressentir dans ces conditions ! Cet apprentissage relève de la culture et non pas du biologique, comme l’expression « ils ont cela dans le sang » l’affirme.

Quelques remarques linguistiques
Avant de conclure, je voudrais interroger quelques notions qui semblent anodines.
L’usage du singulier collectif
Le noir. Le juif. Le japonais, etc. Cette expression est une négation des différences sociales. Dire L’Arabe au singulier pour désigner la totalité des Arabes, c’est les supposer tous semblables, c’est nier les particularités sociales. L’ambassadeur du Maroc à Paris n’a pourtant rien de commun avec un Marocain arrivé clandestinement en France. Une négation du genre également, puisque l’expression Le noir, l’arabe, etc., englobe aussi bien les femmes que les hommes. Cette formule nie les classes sociales, elle désigne indistinctement les patrons, les ouvriers, les paysans, etc. Elle suppose qu’ils sont tous pareils.
Le singulier collectif est proche de l’expression « communauté ». « La communauté algérienne en France » laisse supposer, elle aussi, que tous les Algériens en France seraient semblables. Elle suggère de l’homogène, quand il y a de l’hétérogène.

Examinons le mot Case.
Quand on parle de l’habitation dans les sociétés de l’ailleurs, et notamment quand il s’agit d’anciennes colonies, on utilise presque exclusivement le mot « case ». En ce qui concerne les habitations africaines par exemple, son usage gomme la diversité architecturale. Or, les demeures y sont riches et variées. Les maisons en terre aux formes extrêmement diverses sont réduites à un seul mot, « case ». Il renvoie à l’image mentale de la hutte circulaire au chapeau de paille, présent dans la bande dessinée éminemment raciste, Tintin au Congo. Certes, ces maisons circulaires aux chapeaux de paille existent, chez les Peuls, par exemple. Ces derniers sont pasteurs nomades. Difficile de construire des châteaux quand on nomadise ! Si elles existent aussi dans d’autres sociétés, ce n’est pas une raison pour généraliser ce type de construction à toute l’Afrique. Nous pourrions évoquer les maisons en terre du Maroc, celles des Gurunsi avec terrasse et étage, parfois avec des sculptures en terre sur les murs, les maisons sur pilotis du nord du Bénin, celles aux poteaux sculptés des Bamiléké du Cameroun, etc., etc. La liste serait longue. Cette diversité architecturale est réduite à néant avec l’usage du mot « case ». Dans notre société au contraire, nombreuses sont les expressions pour désigner nos habitations : immeuble, pavillon, villa, maison, mas, ferme, fermette, appartement, cabane, chalet, chaumière, manoir, château, etc.
Le mot case est un résidu du langage colonial.

Le terme tribu
On parle de tribus pour les populations africaines, amérindiennes, asiatiques, etc., et personne n’est choqué d’entendre parler des tribus Chleuhs du nord Maroc, des tribus des Bushmen du Kalahari, de celles des Fang du sud Cameroun, etc. Mais s’aviserait-on d’utiliser le mot tribu pour désigner les Bigoudens de Bretagne ? Des Basques ou des Alsaciens ? Cet usage choquerait. Pourquoi ? Tribu désigne un groupe social et politique ayant une parenté commune. Pourquoi un même terme ne peut-il pas définir les mêmes réalités partout ? N’est-il pas suspect de le réserver exclusivement à nos anciennes colonies ?
Finalement, c’est tout le langage que nous utilisons qu’il convient d’interroger pour ne pas véhiculer de ségrégation à notre insu.

Le mot « black ».
J-P. Sartre, dans son ouvrage Réflexions sur la question juive (1946) évoque la manière dont on prononce le mot Juif en baissant le ton. Comme s’il y avait une honte. Quand on parle de Black plutôt que de Noir(e), on utilise un euphémisme qui interroge. En effet, black ne relève pas de la mode actuelle des anglicismes, il lui est antérieur. Pour quelle raison ne pourrions-nous pas dire Noir(e) pour parler d’un ou d’une Noire ? Pourquoi faut-il euphémiser ?

Enfin, le mot : ethnie.
La notion d’ethnie est une sorte de cache-mot pour ne pas utiliser celui de race. L’ethnie se définit par un ensemble de population attachée à une communauté de langue et de culture, homogène, originaire d’un même lieu. Premièrement, on l’a déjà vu, il n’y a pas d’homogénéité du fait des migrations nombreuses et des guerres qui ont existé en Afrique comme ailleurs. Derrière ethnie, se tapit souvent le sens implicite de « race », devenu incorrect dans certains milieux.
(…) « Il n’existe pas plus “d’ethnies” à l’époque précoloniale qu’à l’époque actuelle, au sens où l’on se trouverait devant des entités homogènes, racialement, culturellement et linguistiquement ; ce qui a toujours prévalu, au contraire, ce sont des unités sociales inégales et hétérogènes quant à leur composition. » (Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, ed. La Découverte, p. 37.)
Ce mot est à bannir, parlons de villages, de cultures, de sociétés, de groupes, plutôt que d’ethnies.

Pour conclure, je soulignerai le fait que le racisme fournit un exemple intéressant d’idéologie et qu’il est utile de mettre à jour ses logiques. Quand nous regardons le monde, les humains, les animaux, les choses, nous ne les voyons pas dans leur réalité, mais ce que nous en percevons est le résultat du cerveau pensant, écrivait Marx. En effet, si un agent d’entretien voit un balai, il ne voit pas le même objet que le président de la République, pour caricaturer. Les Inuit perçoivent la neige d’une manière différente de nous, pour la décrire, ils disposent de cinquante-deux mots. Nous en possédons un seul, et les gens qui pratiquent les sports d’hiver en disposent peut-être de trois ou quatre, nous sommes loin des cinquante-deux. Cela signifie que nous voyons la réalité neige différemment des Inuit ; cela est vrai pour toutes réalités. Il s’agit là de représentations du monde. Mais quand ces représentations servent le pouvoir, comme c’est le cas en ce qui concerne le racisme, alors ces représentations deviennent de l’idéologie. C’est sa définition.

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